Je me souviens ... j'avais environ 10 ans ... Pendant les grandes vacances, je jouais avec un copain, Michel, fils de fermiers. J'ai découvert à cette occasion, comment on trayait les vaches, le bruit du lait giclant dans le seau en aluminium, très propre car lavé et relavé avant et après utilisation. Le lait chaud, son odeur forte... J'ai vu aussi comment on récupérait une épaisse couche de crème sur le lait que l'on avait laissé reposer. Et puis comment on mettait cette crème dans une baratte, qu'on tournait, tournait, tournait bien longtemps. Et quelle n'était pas ma surprise de découvrir à l'intérieur de la baratte une grosse motte de beurre ! On répartissait alors des parties de cette motte dans des moules en bois, au fond desquels il y avait un motif décoratif, comme une fleur par exemple.
Depuis, l'industrie agroalimentaire a mis la pression sur les fermiers; dans un premier temps, sous prétexte d'hygiène, on a mis en place des tankers refroidis, un peu comme des frigos, dans lesquels on pouvait stocker le lait sans dommage quelques jours. On a également réalisé des salles de traite nickel avec trayeuse automatique. La vache était alors parquée dans une espèce de box où elle ne pouvait plus bouger. Le mouvement particulier de la main de l'homme sur le pis de la vache cessa. A sa place, un aspirateur de lait multi pis. Le camion de la laiterie puisait régulièrement dans ces tankers et ramenait le précieux liquide à la laiterie industrielle. On décourageait le fermier de continuer à livrer son lait aux villageois voisins, car disait-on, le puisage manuel avec une sorte de louche, peut amener des bactéries, des microbes préjudiciables à la qualité du lait. Le fermier devenait tributaire de la laiterie; il devait vendre tout son lait à la laiterie.
Sinon, gare aux représailles ! Dans ces conditions, même pour leur propre usage, le fermier ne prenait plus le temps de battre son beurre ...
C'est ainsi que l'on a déhumanisé le travail à la ferme. En théorie on a gagné en temps passé et en hygiène; je dis en théorie car je ne suis pas convaincu qu'on ait réellement gagné du temps si on tient compte du temps passé pour fabriquer les trayeuses et les tankers, le temps passé pour collecter le lait avec un camion frigorifique, le temps passé pour fabriquer et entretenir la laiterie automatisée, etc ... Le gain en hygiène est réel et mesurable; le lait récolté de cette façon contient beaucoup moins de germes vivants. Pire, l'industriel s'est accaparé le travail et le profit basique du fermier. En concentrant le traitement du lait dans une usine, l'industriel a apauvri et fragilisé le système. Il faut maintenant, beaucoup de pétrole, de ferraille, de bitume, de plastique, etc... pour produire un litre de lait ou une livre de beurre.
Et l'on appelle ça progrès ?
Quand, avec mon copain Michel, je buvais le lait chaud, au pis de la vache, c'est de la nature tout entière que je m'abreuvais !
Et tant pis, s'il y avait un risque de contracter une maladie contagieuse et grave. Je crois même qu'au contraire, cette hygiène limitée, mais existante tout de même, nous immunisait très bien et en tout cas bien mieux qu'aujour'hui...
Je pourrais encore vous raconter le plaisir de manger du lait caillé, de boire du petit lait ... Tous ces plaisirs élémentaires me manquent terriblement.
Je hais les laiteries industrielles de me priver de ces plaisirs là. Mais ça, vous qui commencez à me connaître, vous le saviez déjà, n'est-ce pas ?
J'espère ne pas vous avoir rendu jaloux de ces plaisirs ... devenus inaccessibles !
Edité le:05/03/2019